Le pont trop étroit

ou une histoire d'estime de soi au Rwanda.

 

C’est une histoire vraie, vécue en 2016 au Rwanda. Gaspard revient au pays, accompagné de son ami logothérapeute Valentin. Il retrouve sa nièce, Marie-Claire, une des survivantes de cette famille autrefois nombreuse et puissante. Ensemble, ils vont se rendre à la campagne au bord du lac Kivu où la famille de Gaspard possédait un terrain accaparé lors du génocide des Tutsi par une famille Hutu. Après des démarches administratives, il obtient du chef de district, dit "l'Exécutif", responsable de l'instruction du dossier, qu'il l'accompagne au bord du lac pour se rendre compte de visu de la situation.

Le petit groupe est emmené dans le gros 4x4 de l'Exécutif. Chacun est plein d'espoir. Pour Gaspard et Marie-Claire, il s'agit non seulement de recouvrer un bien ancestral et des possibilités d'action autour d'un projet de tourisme grâce à la valorisation de la forêt plantée une trentaine d'années avant et maintenant exploitable, mais aussi de guérir des blessures du génocide, de la trahison envers la famille maintenant décimée, de reconstruction identitaire et de réhabilitation sociale. Pour l'Exécutif, l'enjeu est de régler harmonieusement un litige impliquant plusieurs familles dont celle de Gaspard. Pour moi-même, Valentin, il s'agit simplement d'accompagner un ami et de contribuer à renforcer l'estime de soi de celui-ci, condition indispensable pour atteindre le sentiment de sérénité nécessaire à sa recherche d'avenir.

Après la belle route asphaltée qui, depuis Kibuyé, serpente à flanc de colline, offrant une vue extraordinaire sur les magnifiques fjords du lac Kivu, le 4x4 s'engage sur une piste, soulevant des nuages de poussière de la saison sèche et, après avoir dépassé les dernières maisons d'un hameau, il commence la descente vers le lac. La piste est ravinée par les précipitations de la saison des pluies qui vient de s'achever. Chacun est concentré, pour ne pas distraire le conducteur dont l'habileté est mise à rude épreuve. Plusieurs ponts de bois sur les fossés d'évacuation des eaux de pluie sont franchis avec prudence. Un écart malencontreux pourrait précipiter la voiture dans un fossé inextricable.

Et soudain, le conducteur stoppe la voiture devant le pont suivant. Il ne dit rien ; au Rwanda les hommes sont entraînés à ne pas dire leurs sentiments, mais l'atmosphère est soudain lourde. "Qu'est-ce qui se passe ?" dit Gaspard, d'un ton inquiet. L'Exécutif fait un geste las. Puis il descend de la voiture, avec précaution, ses souliers vernis dans la poussière de la piste. Gaspard sort à son tour, inquiet. Quel nouvel obstacle se dresse sur son chemin ? Quelle complication supplémentaire, après des dizaines et des dizaines de barrières franchies, va l'empêcher d'obtenir justice et avoir un terrain pour l’implantation de son projet ? Marie-Claire le rejoint, silencieuse mais son regard exprime de l'empathie pour son oncle. Je les suis, déconcerté, attentif à ne rien dire qui risquerait d'être hors de propos ou d'envenimer la situation.

Le constat est vite fait, le pont est trop étroit. Le 4x4 ne passera jamais. La situation est bloquée. Chacun se sent impuissant, la tension positive qui nous portait jusque-là s'amenuise. La déception nous envahit. Avons-nous fait tout ce chemin pour rien ?

L'Exécutif se campe devant le pont, les poings sur les hanches. Les hautes herbes voisines s'écartent. Quelques visages d'enfants apparaissent, les yeux écarquillés tremblant de peur ou de curiosité. Et d'un pas lent, quelques adolescents approchent, la tête baissée, évitant de croiser le regard courroucé de l'Exécutif, toujours silencieux.

Gaspard s'énerve et réagit : "Mais ce n'est pas normal. Il manque des troncs d'arbres à ce pont." Les adolescents baissent encore la tête, visiblement penauds. Une jeune fille de douze ans s'explique en kinyarwanda avec Gaspard. Il s'écrie "Oh my God !" En fait, elle lui a dit que "le tronc d'arbre est parti" il y a quelques jours ; qu'il a servi à chauffer les pommes de terre ; qu'elles ont été mangées et que le repas a été digéré. Ce qui signifie selon le code culturel local "aucun espoir de récupérer le tronc d'arbre" et "la famille a besoin d’argent pour vivre".

Un vieillard surgit. Son chapeau sur la tête, vêtu d'une belle veste bleue sombre, qu'il vient vraisemblablement d'enfiler car elle est indemne de poussière, il "présente", contrastant avec les villageois empoussiérés qui commencent à s'agglutiner. Il salue bien bas l'Exécutif, dans un discours empressé et me pointe du doigt. Celui-ci desserre les dents et lâche d'un ton sans ambigüité : "Pas question de ça. C'est à vous de trouver la solution. Sinon prenez vos machettes et aller chercher un tronc dans la forêt". J'apprendrai plus tard que le vieillard essayai de négocier une somme d'argent de la part du Umuzungu, du blanc qui était là, arguant que c'est pour le plaisir du blanc que le déplacement avait lieu.

Alors le vieillard s'adresse aux adolescents de plus en plus véhémentement. L'un d'eux essaye en vain de désolidariser un arbre au centre du pont avec l'intention de le placer de côté afin d'élargir celui-ci. Les discussions s'enveniment. Chacun parle d'une voix étouffée, mais de plus en plus tendue. Des gestes avilissants sont lâchés. Une violence de moins en moins contenue monte irrésistiblement. Je ne comprends pas ce qu'ils disent car ils parlent en Kinyarwanda, mais je crois que l’Exécutif les engueule et je prends peur. Je me demande comment cela va finir et je recule discrètement à l'abri de la voiture. Le vieillard essaye de renégocier. L'Exécutif secoue la tête négativement. Alors le vieillard invective les jeunes. Vindicatif, il fait mine de frapper de sa canne les adolescents courbés de honte. Une femme s'avance et parlemente. L'Exécutif lui répond sèchement et pointe du doigt la pauvre maison de torchis en contrebas. Le vieillard le relaie. Il agite furieusement sa canne, et crie des ordres impératifs. Les enfants reculent terrorisés, les villageois baissent la tête visiblement honteux. Déshonorés, la femme et son mari s'éclipsent. Je me demande ce qui se passe. L'Exécutif est impassible. Bras croisé, il est fermement campé devant sa voiture.

Le temps semble arrêté quelques longues minutes sous le soleil qui se fait ardent. Le silence s'épaissit. Et l'on voit poindre, venant du côté de la pauvre maison, le mari et son fils, haletant sous le poids d'un large tronc équarri. La maman les suit, les yeux sur ses sandales, munie d'une houe. Le plus costaud des jeunes s'en empare et évide à chaque bord du pont des encoches où viendra se loger le tronc. Avec quelques pierres opportunément présentes, ils le calent correctement. Je me dis qu'ils savent bien comment faire. Visiblement, le tronc vient de retrouver sa place normale. Le pont est maintenant assez large pour laisser passer la voiture.

Le vieil homme va de l'un à l'autre, ôtant son chapeau pour saluer. Il happe mes mains pour les secouer longuement, lancé dans un discours intarissable où je distingue "umufaransa" - un Français, "amafaranga" - l'argent et des gestes me montrant ses poches. Je suis gêné. A t-il été en France? A-t-il les poches vides? Est-ce qu'il me réclamerait de l'argent comme le font la plupart des gens humbles de ces campagnes encore pauvres quand ils croisent un blanc supposé plein aux as ? Dois-je lui en donner? Gaspard vient à mon secours, parlemente avec le vieillard ; celui-ci n'est visiblement pas content et se montre insistant.

Pendant ce temps, l'Exécutif est remonté dans son 4x4 et a franchi précautionneusement le pont, sous le regard attentif des villageois. Il klaxonne, nous fait signe de monter à bord. J'obéis très rapidement, soulagé d'être délivré de la sollicitude du vieillard. Discrètement, Gaspard lâche deux pièces au vieillard et monte à bord. Alors, exultant de joie, le vieil homme lève sa canne en signe de victoire, un large sourire sur son visage. L'Exécutif descend la vitre, sort le bras et fait un geste amical. La foule se déchaîne en un chant joyeux, dansant sur place en frappant dans les mains. Les adolescents se redressent, font ce que j'interprète comme le V de la victoire avec deux doigts levés... ou bien signalent-ils qu'ils ont gagné deux pièces? En tout cas ils sourient, visiblement soulagés et même, à leur façon de bomber le torse, je crois percevoir un brin de fierté. Est-ce parce que l'Exécutif ne les punira pas cette fois-ci, donc que la relation est redevenue positive? ou à cause des deux petites pièces? Ou parce qu'ils ont su réparer le pont? Nous ne le saurons qu'à la prochaine visite, si le tronc manque à nouveau !

Gaspard rigole, visiblement heureux. Nous arriverons au bord du lac, la reconquête de ses droits va pouvoir se poursuivre.

Valentin Husser. Juin 2016.

Le sens de cette histoire d’après Gaspard :

Mon sentiment est qu’après le génocide, la fierté des Rwandais, la noblesse du cœur (ubupfura), l’honnêteté, l’estime de soi… ont été détruits comme ce pont (surtout pour la communauté qui a trempé dans les massacres) dont les riverains font maintenant une monnaie d’échange pour soutirer quelques pièces d’argent aux automobilistes. En ramenant le tronc caché dans leur maison, ils ont reconnu leur mensonge et en reconstruisant tous ensemble ce pont avec les jeunes, les femmes, les hommes, les visiteurs que nous étions et l’Exécutif, nous avons tous retrouvés l’estime de nous-mêmes et la victoire par l’œuvre commune. C’est ainsi que se reconstruit le Rwanda d’aujourd'hui.

Gaspard Juin 2016

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